Carrière : Roger Avary

Un tableau de Pulp Fiction, quelques bornes d’arcade vintage… Tel est l’aperçu que nous avons pu avoir de l’univers quotidien de Roger Avary lors de cet entretien Skype. Le retour du monsieur est forcément un événement. Coscénariste de True Romance et Pulp Fiction, auteur de La Légende de Beowulf et Silent Hill, réalisateur de Killing Zoé et Les Lois de l’attraction, il voit, en 2008, sa filmographie et sa vie stoppées par un drame et une incarcération. Des expériences forcément traumatisantes, sur lesquelles le cinéaste revient avec une désarmante sincérité…
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Lucky Day était censé être une séquelle directe de Killing Zoé avant d’acquérir sa forme finale. Considérez-vous toujours le film comme tel, où au contraire, votre but était-il d’en faire un récit indépendant ?

Euh… Okay… Quelle est la meilleure façon de répondre à ça ? En fait, je suis le genre de réalisateur qui puise dans sa propre vie pour nourrir son travail. Je ne conçois pas d’autre façon de faire. C’est très difficile pour moi de mettre en scène une histoire à laquelle je ne me sens pas connecté. J’ai rédigé le scénario de Lucky Day il y a quelques années, pendant que j’étais en prison… Bien sûr, dans une telle situation, le processus d’écriture devient très existentiel, vous réfléchissez intensément à votre propre vie. Et comme je suis un réalisateur, tout ce que je vis est un film potentiel. C’est pour ça que je suis très prudent sur ce que j’écris : non seulement mes films en disent beaucoup à propos de moi au public, mais ils me révèlent aussi beaucoup de choses dont je n’étais pas forcément conscient. Pendant que j’étais en prison et que j’écrivais ce scénario, des amis, dont Neil Gaiman, m’envoyaient des livres pour ne pas que je devienne fou. Il faut dire que c’est un environnement totalement cinglé : mafia mexicaine, confrérie aryenne, gangs noirs avec les Crips d’un côté et les Bloods de l’autre… J’essayais de louvoyer dans cet univers, mais en même temps, je captais tous ces dialogues que j’entendais jour après jour. La prison est un peu une version miniature et tarée du monde extérieur, et je suis toujours à l’affut des choses qui peuvent nourrir mon travail. Dans le même temps, je n’arrêtais pas de réfléchir à mon existence, à mes films, à la personne que je suis vraiment, à la signification profonde du boulot de metteur en scène… (il cherche ses mots) Pour tout vous dire, on vient à peine de commencer cet entretien, mais j’ai l’impression d’être chez le psy ! (rires) Bon, je vais essayer de corriger un peu le tir, sinon on va s’aventurer sur un terrain dont nous n’allons jamais revenir ! Alors voilà : la question que je me posais à ce moment était : « Qu’y a-t-il au fond de toi ? ». Et quand on est en prison, on est littéralement attaché à une table, avec une feuille et un petit crayon papier. C’est la forme d’écriture la plus primitive qui soit. Cervantès écrivait comme ça, Dostoïevski également. C’est un environnement parfait pour un auteur qui, d’habitude, cherche toujours une excuse pour faire autre chose ! (rires) Du coup, j’ai écrit des livres, plusieurs films, et Lucky Day était l’un d’entre eux. J’ai toujours eu envie de faire une suite de Killing Zoé. D’ailleurs, quand on a fait le premier film, j’avais déjà une idée, qui était très différente. Cela se passait tout de suite après la fin : la police se rendait compte qu’un braqueur s’était échappé et Zed et Zoé fuyaient à Monaco où le frère du personnage de Jean-Hugues Anglade tenait un casino. C’était mon idée initiale. Puis, la vie étant ce qu’elle est, les choses ont évolué. Sammy et moi nous sommes éloignés (Samuel Hadida, célèbre producteur français décédé en novembre 2018 ayant produit, à travers Metropolitan Filmexport et Davis Films, des films de Christophe Gans et de Roger Avary, mais aussi de Tony Scott, de David Cronenberg, ou encore la franchise Resident Evil – NDR). Puis est arrivée cette période de ma vie où j’ai eu beaucoup de temps libre, et je me suis alors demandé où en étaient Zed et Zoé 20 ans après. Pour ce faire, je devais savoir où j’en étais moi-même. Au final, chaque personnage est une allégorie de la réalité. On pourrait dire que le film est une session chez le psy, dont le prix exorbitant aurait été payé par Sammy ! (rires) C’était une façon d’explorer mon moi intérieur, tout comme l’était Killing Zoé en son temps. D’ailleurs, tous ces personnages que j’ai contribué à créer, comme Mickey et Mallory de Tueurs nés, Clarence et Alabama de True Romance, Zed et Zoé de Killing Zoé, ou Butch et Fabienne de Pulp Fiction, font partie de moi, et je les retrouve dans tout ce que je fais, même quand je travaille sur un film de studio… Vous savez, vivre en prison, c’est comme être plongé dans un univers qui alterne constamment entre tragédie et comédie. Le film qui dépeint mieux la vie carcérale est selon moi Faut s’faire la malle de Sidney Poitier – en littérature, ce serait Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski. Deux histoires aux univers très éloignés, mais dans lesquelles on retrouve des personnages et situations très similaires. Ce sont des comédies mâtinées de tragédie. Et finalement, c’est ce ton qu’a fini par adopter le scénario de Lucky Day, avec un vernis obscène et burlesque. Cela reflétait l’environnement dans lequel je me trouvais.



Ce qui frappe, c’est que Killing Zoé était un polar existentiel dépressif et sombre, alors que Lucky Day manie abondamment l’humour et l’exagération. Pourtant, le premier a été écrit alors que vous étiez jeune et insouciant, et le second pendant que vous étiez incarcéré…

J’ai écrit Killing Zoé sur une plage ! (rires) Mais tout cela est vrai. Le ton de Lucky Day vient en partie du fait que je voulais écrire un film que les gens auraient envie de voir. Bien sûr, je voulais faire pareil avec Killing Zoé, mais il contient des détails qui resteront peut-être à jamais obscurs pour tout le monde, même pour moi. Sur Lucky Day, j’avais vraiment un budget minuscule, surtout comparé à l’ambition du script. Et Sammy ne vous donnait jamais assez d’argent, il vous pipeautait sur les sommes. S’il vous disait qu’il vous donnait un dollar, en réalité, vous obteniez 25 cents ! (rires) Et au milieu du processus créatif, vous vous rendez compte que vous ne pouvez pas faire ce que vous aviez en tête. Même chose pour Killing Zoé. Sur les deux films, j’ai dû abandonner plein d’idées, mais j’ai aussi tourné des trucs que nous n’avons pas pu inclure au montage, parce qu’on ne pouvait pas mettre ça dans un film commercial. Je voulais absolument faire de Lucky Day une comédie. Du moins selon moi, car ce que je trouve drôle ne le sera pas forcément pour d’autres. De plus, je l’ai conçu comme un film rétro, en référence à une certaine époque et un certain genre. Du coup, le distributeur canadien était inquiet, pour eux, l’humour était anachronique et n’allait pas parler au public d’aujourd’hui. Par exemple, la partie de jambes en l’air dans le bar : nous avions un plan où Crispin Glover prenait Gabrielle Graham par derrière dans des chiottes crasseuses ! C’est une image que j’ai toujours voulu voir dans un film ! Tout le monde se marrait en tournant ce plan : Gabrielle, Crispin, l’équipe, moi bien sûr… Elle criait des trucs infâmes, du style : « Oh mon Dieu, elle est encore plus grosse qu’une bite noire !!! ». Pour moi, c’est drôle. Mais de nos jours, disons que… ça peut ne pas être très bien pris par le public. J’en suis conscient. Du coup, tout se passe hors champ. Un film évolue et se construit aussi par rapport à ce que vous n’aviez pas prévu. Je traite les miens comme des enfants : je les élève mais je dois aussi les laisser devenir des personnes indépendantes. Lucky Day est donc devenu ce qu’il est aujourd’hui, et il est finalement un peu plus fou et excentrique que ce à quoi je m’attendais. Ce genre de petites choses peut vraiment avoir un énorme effet sur votre film. Par exemple : Crispin Glover est arrivé sur le projet trois jours avant le début du tournage. Nous venions de perdre l’acteur qui devait jouer son rôle, alors que je l’avais casté très tôt, avant même que Sammy ne se joigne à nous. Il était à fond dans le rôle, il était parfait. Puis Sammy est arrivé et a essayé de renégocier son contrat. Le connaissant, il a dû lui dire : « Tu nous payes pour pouvoir jouer dans le film, OK ? ». (rires) L’acteur l’a envoyé chier et s’est barré. Je n’avais plus personne. Dans ces cas-là, on se tourne vers ses amis. J’ai alors appelé Crispin, dont je suis proche depuis La Légende de Beowulf – j’avais lourdement insisté pour qu’il incarne Grendel. Le truc, c’est que je n’avais pas son dernier numéro en date. On était genre vendredi soir et j’avais besoin de lui pour lundi matin ! Sur son site officiel, il y avait un numéro que j’ai donc appelé, et je suis tombé sur son père ! Bruce Glover ! Mister Wint dans Les Diamants sont éternels !! Il me dit que son fils est à New York. Je lui demande s’il peut lui transmettre un message, lui dire que j’ai absolument besoin de lui pour lundi. Il me demande : « Vous avez de l’argent ? ». Je le rassure, lui affirme que c’est un vrai tournage professionnel. Il me dit alors : « Si Crispin ne peut pas le faire, je le ferai ! ». (rires) Hollywood, quoi ! Finalement, Crispin a accepté, il a bien sûr eu un temps de préparation ridiculement court, mais c’est peut-être l’acteur le plus dévoué que je connaisse.


Lucky Day est doublement personnel pour vous : il s’inspire de votre propre expérience, mais c’est aussi le film des retrouvailles avec Samuel Hadida.

Sammy est venu me voir alors que nous étions en conflit depuis très longtemps. La vérité, c’est que ça nous est souvent arrivé. Il… (il hésite) Bref, je n’en dirai pas plus, mais nous nous sommes engueulés. Et il est venu me trouver à une époque où j’étais déjà décidé à faire Lucky Day. Il voulait être impliqué dans le projet, il m’a supplié, il a pleuré… On a mis de côté tout ce qui nous opposait, des rancoeurs pourtant très vivaces. Vous savez, il a produit mon premier film. En un sens, Sammy est mon père. Notre relation était turbulente mais passionnée. Je l’adorais autant que je le détestais. Il a peut-être été le mec le plus odieux que j’ai jamais rencontré, et a aussi été un papa aimant, qui s’inquiétait pour moi. Et donc, à l’époque où je travaillais sur Lucky Day, il a décidé de renouer des liens avec moi et Christophe Gans. Nos vies avaient suivi des chemins différents, mais il avait l’air de vouloir « réparer » sa famille, en quelque sorte. On s’est assis, on a parlé, et il m’a dit qu’il voulait faire la suite de Killing Zoé. À ce moment-là, j’essayais justement de transformer Lucky Day, de couper les liens avec Killing Zoé. Mais j’ai arrêté de me mentir : c’était dans l’ADN du film. Et je ne pouvais faire de suite sans Sammy. Nous avons « réparé [...]

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