Carrière : Paul Hirsch
Comment vous êtes-vous intéressé à l’art du montage ?
C’est intéressant pour moi de faire cet entretien avec un journaliste français. Quand j’étais enfant, j’ai vécu à Paris. Mon père était peintre, ma mère était danseuse, et ils étaient politiquement très à gauche. C’était pendant l’ère de McCarthy, et je crois qu’ils ont senti que le climat politique aux États-Unis n’était plus très confortable. Mon père a obtenu une bourse universitaire auprès de l’Institut Guggenheim, et il a décidé d’aller étudier à Paris. J’étais très jeune, je suis allé à l’école là-bas, et le français est presque devenu ma langue maternelle. Mais j’allais aussi au cinéma à Paris, et c’est l’une des meilleures villes au monde pour découvrir des films. C’est une bénédiction pour les cinéphiles. Aller voir les films américains me permettait de rester connecté à mes origines américaines. J’ai donc très tôt développé une passion pour le cinéma. Je voyais aussi des films français comme Fanfan la Tulipe avec Gérard Philipe, probablement des films avec Fernandel… Je me souviens aussi avoir vu Le 84 prend des vacances, à propos d’un conducteur d’autobus qui décide de prendre un jour de congés à la campagne. C’est très obscur, mais ça m’a marqué. J’ai vu Scaramouche, et aussi deux films dont je suis tombé amoureux : Les Mines du roi Salomon et Un Américain à Paris. Ce dernier suit un peintre qui tombe amoureux d’une danseuse. Donc ça parlait en quelque sorte de mes parents, et j’étais moi-même un Américain à Paris ! J’ai dû voir ce film 20 fois à l’époque. J’aimais regarder les films encore et encore. C’est une qualité importante quand on est monteur, parce que le métier vous impose de revoir un film des centaines de fois. Pour l’anecdote, Les Mines du roi Salomon a remporté l’Oscar du Meilleur Montage, et j’ai plus tard fait la connaissance du monteur en question, Ralph E. Winters, qui avait également reçu une statuette pour Ben-Hur. Un homme adorable et un grand professionnel. Je l’ai rencontré dès mon arrivée à Hollywood, à l’âge de 37 ans. J’étais déjà membre de l’Académie et on m’a invité à entrer dans la branche exécutive du comité. Il y avait une réunion deux fois par an, suivie d’un repas, et c’est là que j’ai rencontré Ralph.
Revenons à votre enfance. Quand êtes-vous retourné aux États-Unis avec vos parents ?
Juste avant mes 9 ans. Je ne savais pas encore ce que je voulais faire. Je me suis intéressé au métier d’avocat criminel pendant un temps, mais ça n’a pas duré. Mon premier amour était la musique, en réalité.
Il y a en effet une musicalité très forte dans votre travail.
Un montage doit être musical en toutes circonstances. Je me souviens de m’être plongé dans les écrits de Ricciotto Canudo, un théoricien et critique des années 1920 qui avait beaucoup réfléchi sur les arts vivants. Dans les arts qui représentaient le rythme de l’espace, il avait inclus la sculpture, la peinture et l’architecture. Dans les arts qui représentaient le rythme du temps, il avait inclus la musique, la poésie et la danse. C’est lui qui a défini le cinéma comme le 7e Art, en insistant sur le fait qu’il combine le rythme de l’espace et le rythme du temps. Je ne suis pas un universitaire, je n’ai pas fait d’études sur la question, mais je suis d’accord avec ça : ce qui différencie le cinéma des autres arts est qu’il doit raconter quelque chose dans un laps de temps défini dès le départ. C’est aux cinéastes de structurer cette durée de la meilleure façon possible. C’est là que le montage est le plus important.
On pense forcément à la scène du bal de Carrie en vous écoutant. Toute sa construction, du long plan-séquence à la série de split screens lors du massacre, est d’une musicalité hypnotisante. Chaque plan ressemble à une note ; une croche par-ci, une blanche par-là.
C’est une séquence vraiment brillante, à mon avis. Brian a voulu commencer avec ce plan-séquence qui établissait la géographie de la pièce. On débute sur Carrie et son compagnon assis à leur table, en train de remplir leurs bulletins. Une fille ramasse les bulletins, la caméra la suit de table en table, puis elle rejoint quelqu’un à la porte et ils échangent les bulletins. Elle repart avec des faux et les amène vers l’urne. La caméra passe devant Nancy Allen et John Travolta, cachés sous les escaliers ; John a sa main sur la corde, la caméra longe celle-ci jusqu’en haut, et via une plongée soudaine, révèle le seau de sang juste au-dessus du micro. Juste à ce moment-là, l’enseignant révèle que Carrie et Tommy ont gagné le concours. Après ça, on passe à une scène au ralenti montrant Carrie et Tommy en train de monter sur scène. Une fille qui a été exclue de la fête regarde de loin la scène, et soudain elle aperçoit la corde. Elle comprend ce qui se passe, elle essaie d’empêcher le drame, mais on croit qu’elle est jalouse de Carrie, et elle est jetée dehors. Alors que la tension est à son comble, le seau de sang se vide sur Carrie et frappe Tommy en plein crâne. Une grande partie de ce passage est au ralenti.
Et ce ralenti était prévu dès le départ ; la scène a été tournée avec des caméras à grande vitesse.
Oui, il faut utiliser ce type de matériel pour obtenir un ralenti fluide. Ça a donc toujours été une intention forte de la part de De Palma. Après ça, le montage change drastiquement. On enchaîne les set-ups avec des angles de vues très différents. Mon boulot était de les assembler de la façon la plus efficace possible. Brian savait ce dont il avait besoin pour raconter son histoire. Le défi était de faire en sorte que le spectateur comprenne ce que chaque personnage était en train de penser, sans jamais avoir recours au dialogue. Tout est exprimé par leur comportement, leurs visages, etc. Quand Carrie se sent humiliée, il y a ce moment terrible où elle imagine la foule en train de se moquer d’elle, et les images se mêlent aux discours de sa mère. Elle réagit avec rage, scelle les portes et tue tout le monde. Le climax de la scène devait à l’origine être entièrement monté en split-screen. Il n’y avait pas de projections-tests à l’époque, mais on a invité quelques personnes de confiance pour nous donner des commentaires sur la première version. On s’est rendu compte que le split-screen imposait une distance entre le spectateur et les personnages, plutôt que de créer une ambiance immersive. On se sentait à l’écart, émotionnellement parlant. Intellectuellement, ça restait fascinant. Brian a décidé de diminuer le nombre de plans en split-screens. Le seul problème, c’est qu’au tournage, il ne s’était servi que de la moitié du cadre. Quand quelque chose se produisait sur la partie gauche, on pouvait parfois voir des membres de l’équipe techni [...]
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