Carrière : Jean Sorel

Au moment où il fait son retour dans un rôle principal (celui de la romance douce-amère Drôles d’oiseaux d’Élise Girard), nous sommes allés causer avec cet éternel gentleman qui reste pour nous l’acteur français indissociable des grandes heures du giallo, où il a été tour à tour victime naïve et tueur insoupçonnable.
Array

Si vous êtes vite parti faire carrière en Italie, c’est parce qu’il n’y avait pas d’horizon en France pour, disons, un jeune premier ?

Écoutez, c’est très étrange : j’ai été incendié à mes débuts, vers 1960. Je ne parle pas de moi personnellement, mais des metteurs en scène avec qui j’ai tourné mes trois ou quatre premiers films, comme Yves Allégret. C’étaient vraiment des gens que la Nouvelle Vague détestait, mais vraiment. Du coup, c’était évidemment très difficile pour moi d’être appelé par d’autres metteurs en scène. Et la seule porte de sortie, si l’on peut dire, était l’Italie. Car à l’époque, il y avait énormément de coproductions – une chose qui a totalement disparu maintenant, et c’est bien dommage. De plus, les meilleurs metteurs en scène du monde étaient alors en Italie, à mon avis. Presque tous les acteurs de ma génération, comme Trintignant par exemple, sont ainsi partis là-bas, et y sont restés plus ou moins longtemps. Pour ma part, je n’ai jamais habité là-bas. Car les Italiens sont des gens merveilleux et tout, mais il ne faut pas qu’ils vous voient trop souvent. (rires) Ils vous aiment bien s’ils vous voient de temps en temps, et qu’ils ont toujours l’impression de vous découvrir.


Mais vous n’avez pas été surpris par la méthode italienne, où tous les acteurs étaient postsynchronisés après le tournage ?

(un long soupir) Cela m’ennuyait beaucoup, car j’ai aussi fait du théâtre en Italie, ce qui montre bien que je parlais la langue. Mais je n’ai jamais pu me doubler au cinéma. En effet, les doubleurs italiens – qui sont d’ailleurs très doués – ont un syndicat très fort, et il n’est donc pas question qu’un étranger se double lui-même. L’Europe, la communauté du cinéma européen, c’est une vaste plaisanterie pour eux. Ou bien vous êtes italien et vous vous doublez, ou bien vous ne l’êtes pas et vous allez vous faire cuire un oeuf. Que voulez-vous faire à cela ? Cependant, le cinéma italien était vraiment magnifique à cette époque, et j’ai ainsi pu travailler avec de grands metteurs en scène comme Bolognini, Lattuada, ou Luchino Visconti.


Pour Visconti, vous avez joué dans Sandra. Comment dirigeait-il les acteurs ?

Cela va vous paraître étrange, mais Visconti ne dirigeait pas. C’est seulement qu’il y avait une atmosphère très particulière sur le plateau, due au fait que les gens de l’équipe travaillaient avec lui depuis toujours. En effet, il prenait à chaque fois les mêmes assistants, les mêmes opérateurs, etc. Et tous savaient parfaitement que Visconti connaissait leur métier par coeur. C’était étonnant : il pouvait éclairer une scène, il disait à l’opérateur où mettre la caméra. Bref, il savait tout faire, et si l’on ajoutait son talent qui était une évidence, cela instaurait sur le plateau une atmosphère de respect, de calme et de silence. Pour les acteurs, c’était pareil : nous étions presque figés par cette ambiance. C’était comme si vous entriez dans une maison et que vous étiez un peu gêné, ou même mal à l’aise, tellement elle était différente des autres maisons que vous aviez connues. Je me souviens que Visconti avait voulu que j’arrive en Toscane, dans cet endroit extraordinaire qu’est la petite ville de Volterra, deux ou trois jours avant le tournage de mes scènes. J’ai ainsi pu assister à une séquence que Claudia (Cardinale – NDR) tournait dans l’une des magnifiques maisons de la région, dans une pièce absolument immense – il y avait deux ou trois caméras, je me rappelle. C’était une scène très simple, elle était assise, elle se levait pour recevoir un télégramme, et ouvrait ce dernier tout en revenant s’asseoir. Mais Visconti lui a fait refaire la prise plusieurs fois, jusqu’au moment où il s’est mis à genoux près d’elle et lui a saisi les chevilles pour la faire marcher comme il l’entendait. Cela tenait bien sûr au contenu du télégramme, car il est bien évident que vous allez marcher différemment suivant que vous recevez une bonne ou une mauvaise nouvelle. Mais moi, j’ai eu un moment de panique, me disant que ça allait être un tournage horrible. Et puis non, je n’ai jamais eu droit à une chose de ce genre. Visconti a dû être trop désespéré par mon jeu. (rires)


Plus sérieusement, il vous a sans doute fait assister à cette scène pour vous faire comprendre intuitivement la gestuelle qu’il voulait…

Vous avez sans doute un peu raison. Visconti avait l’intelligence des grands metteurs en scène. Ces derniers n’essaient pas de corriger à tout prix les défauts ou les tics que peuvent avoir les acteurs, et qui sont innombrables. Au contraire, ils s’en servent, car on obtient beaucoup plus de choses de quelqu’un quand on a d’abord pris le temps de le connaître. En effet, ce qui est un défaut dans la vie peut devenir une qualité à l’écran. Ce que je dis est un lieu commun, mais Visconti excellait à cela.


Par ailleurs, Visconti a qualifié Sandra de « giallo ». De fait, votre rôle de frère incestueux et pervers, malgré son visage d’ange, annonce les personnages ambigus que vous jouerez ensuite dans beaucoup de thrillers…

C’était effectivement une trouvaille. Avec le physique que j’avais, la chose classique aurait été que je joue l’amoureux. Mais grâce au ciel, cela ne m’est pas arrivé souvent. Et quand j’étais l’amoureux, j’étais trompé. (rires) Pour revenir à votre question, ce qui s’est passé, c’est que j’ai fait en Italie un certain nombre de films avec des metteurs en scène très connus. Puis, après Sandra, j’ai été appelé par un tas d’autres moins connus, qui faisaient donc ces polars un peu érotiques – si l’on peut dire, car ce n’était pas vraiment érotique à cause de la censure. Mais c’était logique, car j’ai toujours pensé que les salauds devaient avoir des gueules de gens gentils et bien sous tous rapports. C’est drôle, ils ont fait pas mal de films de ce type en Italie à l’époque, et ils prenaient souvent des gars avec une gueule d’épouvantail. Mais du coup, on se disait : « Celui-là, il va fo [...]

Il vous reste 70 % de l'article à lire

Ce contenu éditorial est réservé aux abonnés MADMOVIES. Si vous n'êtes pas connecté, merci de cliquer sur le bouton ci-dessous et accéder à votre espace dédié.

Découvrir nos offres d'abonnement

Ajout d'un commentaire

Connexion à votre compte

Connexion à votre compte