
CANNES 2018
CLIMAX DE GASPAR NOÉ. FRANCE. QUINZAINE DES RÉALISATEURS.
Qui a envie de prendre des seringues dans les yeux ? Sous couvert de petit film expérimental fassbinderien, Climax, le nouveau trip de Gaspar Noé, tient comme convenu de la pure expérience psychotronique. Santa sangria !
Sacré Noé, toujours aussi addict aux grands cinéastes transgressifs. Après Pasolini, Kubrick, Cronenberg, Lynch, Eustache, il carbure ouvertement à Fassbinder. On a beau ne plus être dans les années 70, il jalouse la liberté et la modernité du réalisateur allemand qui tournait pour que dalle et dans l’urgence des petits films expérimentaux avec une joyeuse bande de comédiens. Et si en 2018, Gaspar Noé, encouragé par son ami Darren Aronofsky (Mother!), s’octroyait le plaisir aristocratique de faire du cinéma punk ? Warum nicht ! Préparé en moins d’un mois, sans script et shooté à l’arrache en quinze jours, Climax met sur le devant de la scène de jeunes danseurs urbains aux corps énergiques, aux désirs vivants, s’épuisant jusqu’au bout de la nuit sur de la musique electro, sous des projecteurs bleu-blanc-rouge. Alors, que raconter avec une bande aussi sexy emmenée par la radieuse Sofia Boutella ? Eh bien, une histoire aux contours horrifiques, au sens Carpenter-Romero, qui se déroule au mitan des années 90, dans un pensionnat désaffecté situé au coeur d’une forêt enneigée. Des danseurs, réunis pour un stage de trois jours, vont confusément passer, le temps d’une nuit, du paradis à l’enfer après avoir abusé d’une sangria relevée d’une pointe d’acid. OK, mais s’agit-il d’un simple trip et y a-t-il quelque chose à gratter ? Bien sûr, il y a à gratter. Noé a beau être un virtuose de la caméra subjective, il ne se contente pas de faire joujou avec ses plans-séquences : il tient un discours sur la France des années 90, celle qu’il filmait façon Céline dans Seul contre tous.
Présenté, non sans humour rigolo, comme un « film français fier d’être français », Climax démarre à la manière d’un found footage cornaqué par Ruggero Deodato (Cannibal Holocaust, mon amour !). Passé une séquence inaugurale où une jeune femme agonise dans la neige (oui, on commence par la fin comme dans Irréversible), des images retrouvées défilent sur une télévision. Soit les auditionsdes danseurs, parlant de leurs aspirations, se disant unanimement open à toutes les expériences. Les pervers lesplus attentifs remarqueront autour de la télé des VHS méticuleusement rangées, celles de Possession de Andrzej Zulawski ou encore Salo ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini qui, surprise, se révèlent être les films cultes de Noé.
Bien sûr, on le voit venir à des kilomètres et quelque part, c’est ça qui est bon. Au gré d’une bande-son 90’s absolument démentielle (le French Kiss de Lil Louis, le From Here to Eternity de Giorgio Moroder, le Rollin’ & Scratchin’ des Daft Punk, entre autres…), Gaspar passe en revue ses classiques cinéphiliques tout en exploitant avec son chef-op’ Benoît Debie les infinies possibilités d’un lieu unique pour raconter… un pays, un peu à la manière de Tarantino qui narrait par le prisme du genre toute une page des États-Unis dans Les Huit salopards. Le drapeau tricolore affiché au-dessus de la piste de danse ne trompe pas : Gaspar illustre bel et bien les convulsions de cette terre d’accueil. Lui, fils d’exilés politiques argentins ayant fui leur pays à la suite du coup d’État de 1976, a très bien connu la jeunesse française des années 90 qu’il se plaît à filmer. Celle qui a caressé l’utopie house, celle des raves, des teknivals, des teufs maousses à La Défense ; celle, pleine de rêves, ivre de liesse collective, que l’on a fini par présenter sous la bannière black-blanc-beur au moment de la coupe du monde 1998. Cette jeunesse qui a disparu, un soir de 2002, en découvrant la haine ordinaire de l’autre, cet autre visage d’une France foutant Le Pen au second tour des élections présidentielles, l’année justement où sortait Irréversible, telle une bombe.
Il y a deux climats dans Climax. Deux salles, deux ambiances, deux états émotionnels. Le premier est euphorisant, élévateur, grisant ; le second, cauchemardesque, avilissant, effrayant. De l’utopie collective où tous les corps se confondent, bougent de concert, naît cet autre film, monstrueux, amorcé par un générique surgissant à mi-parcours, s’inscrivant comme le pendant cauchemardesque de tout ce qui a précédé (« Vivre est une impossibilité collective » ; « Mourir est une expérience formidable », scandent deux panneaux godardiens renvoyant au « Temps détruit tout » d’Irréversible), assurant que la menace ne vient pas du dehors mais du dedans. Tout ça pour dire que ce happening permet à Gaspar Noé de renouer (une dernière fois ?) avec ses obsessions thématiques et ses expérimentations formelles avant de plonger dans le grand bain de l’inconnu via son ambitieux prochain long-métrage, Molly in the Darknet, un thriller qui ne devrait ressembler à rien de connu dans sa filmographie.
T.A.
COUPS DE COEUR ET COUPS DE GUEULE
Plus ça va, plus les différentes sections cannoises accueillent de films ayant une relation avec l’horreur et le fantastique. Mais est-ce vraiment raisonnable ?
Alors, la pêche a été bonne au Festival de Cannes 2018 pour Mad Movies ? On répondra « oui » sans hésitation, en songeant à Un couteau dans le coeur (voir le numéro précédent), à Under the Silver Lake (voir ce numéro-ci), ou encore aux films évoqués dans ce dossier. Cependant, tous ces titres sont peut-être l’arbre qui cache la forêt d’une foule de longs-métrages lorgnant vers l’horreur et le fantastique, à des degrés divers et avec des résultats… euh, inégaux.
À ce petit jeu, ceux qui s’en tiraient le mieux étaient ceux qui touchaient au genre de manière vraiment tangente. Ainsi, l’un des meilleurs films en compétition était sans conteste Burning de Lee Chang-dong (Corée). Cela commence comme un triangle amoureux axé sur les différences sociales, mais ce dernier bascule quand un des membres du trio avoue soudain être un grave psychopathe – ou pas, puisque la question ne sera jamais tranchée. Du coup, l’ensemble se met à fouiller l’obsession, le soupçon, l’impuissance, l’attente, dans une ambiance délétère que vous pourrez découvrir en salles le 29 août. Rendez-vous aussi dès le 11 juillet pour la sortie de Dogman (Italie/France), sur lequel nous nous étions beaucoup excités dans la preview du numéro de mai, au vu du caractère gore du fait divers d’origine. Vérification faite, le réalisateur Matteo Garrone a traité la chose (brillamment) comme un drame, bien aidé en cela par son acteur Marcello Fonte, dont la prestation en souffre-douleur chétif et torve lui a valu un prix d’interprétation masculine mérité. Mais pour avoir votre dose de torture porn, il faudra sans doute vous rabattre sur la version concurrente Rabbia furiosa : Er Canaro, tout juste diffusée en Italie et réalisée par Sergio Stivaletti, l’ancien maquilleur de Dario Argento ! Mentionnons enfin le charmant Diamantino de Gabriel Abrantes & Daniel Schmidt (Portugal/France/Brésil) qui, avec son mélange sucré de jamesbonderie loufoque et de football psychédélique, a même remporté le prix de la Semaine de la Critique.
FAUT ARRÊTER ?
En revanche, l’octroi du grand prix Un Certain Regard à Border (voir encadré) nous a laissés un poil sceptiques. Dans la même section, Meurs, monstre, meurs (voir un autre encadré) a divisé la rédaction, ayant ses défenseurs – enfin, son défenseur, l’auteur de ces [...]
Il vous reste 70 % de l'article à lire
Ce contenu éditorial est réservé aux abonnés MADMOVIES. Si vous n'êtes pas connecté, merci de cliquer sur le bouton ci-dessous et accéder à votre espace dédié.
Découvrir nos offres d'abonnement