Argento l'éternel

L’Âge d’Or de Dario Argento sur grand écran en version restaurée ? Un rêve qui devient réalité grâce aux Films du Camélia, qui ressortent en salles, le 27 juin, L’Oiseau au plumage de cristal, Le Chat à neuf queues, Les Frissons de l’angoisse, Suspiria, Phenomena et Opéra dans des copies restaurées (en 4K pour Les Frissons…). Une célébration en règle de l’esthète de la terreur, que nous avons voulu accompagner en donnant la parole à sept réalisateurs « héritiers » du grand Dario, qui reviennent sur le choc qu’a constitué pour eux la découverte de son cinéma.
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LES FRISSONS DE L’ANGOISSE
(ENTRE AUTRES) PAR GASPAR NOÉ
L’auteur de Climax (en salles le 19 septembre) nous raconte le choc causé par les films d’Argento, et l’irrépressible envie de créer qu’ils suscitent.
Je crois que le premier Argento que j’ai vu a été Suspiria. J’avais alors 18 ou 19 ans, et j’étais à l’école Louis Lumière. Avec mes condisciples, nous avions été invités à un festival en Italie, où le chef-op’ Luciano Tovoli, nous avait montré le film et expliqué son travail. Je me souviens d’avoir été stupéfait : à l’époque, je ne connaissais pas Inauguration of the Pleasure Dome de Kenneth Anger, et je n’avais donc jamais vu autant de couleurs à l’écran. Ouah, c’était plus que du Technicolor ! D’ailleurs, des tas de gens m’ont dit que Climax était un peu comme Suspiria, avec ces danseurs dans un lieu clos où tout part en couille…
Pour moi, Argento représente la jouissance cinématographique. Ses oeuvres sont à la fois hyper réfléchies et irréfléchies. Elles dépassent la plupart des autres films d’horreur, en dépeignant des rêves où il n’y a plus de barrières, le tout avec une élégance incroyable. Il y a des réalisateurs comme cela, qui te rendent heureux car tout ce qu’ils font est jubilatoire. J’ai encore revu ce matin L’Oiseau au plumage de cristal – comment peut-on faire un premier long-métrage qui soit aussi parfait ? On pense à Hitchcock ou à 6 femmes pour l’assassin de Mario Bava, mais c’est comme si tout cela était revu par Godard, avec le cadre Scope et ces rouges et jaunes tellement vifs. Ce n’est pas étonnant que le directeur photo Vittorio Storaro ait ensuite travaillé avec les plus grands Américains des années 70. Quand tu penses aux grands films de De Palma comme Blow Out ou Pulsions, tu vois une filiation directe.
Argento n’a pas inventé le giallo, mais il l’a poussé tellement plus loin que les autres qu’il a fini par devenir un genre à lui tout seul. C’est dû à cet aspect rituel, à cet amour de la femme, cette fascination pour son corps, ces histoires de vengeance féminine. Les films sont ainsi d’incroyables défilés de bombasses en imperméable, ou sans imperméable, rappelant les choix plastiques d’Egon Schiele. En plus, tu as une énorme confusion dans la sexualité : les assassins sont souvent des femmes psychotiques, il y a des gays et la bombasse de Ténèbres est un transsexuel. Tu es dans un monde où les gens sont cruels sans l’être, où les hommes sont faibles, les femmes sont fortes, mais où tout le monde est un peu psychotique ou perdu. C’est un univers très cohérent et super puissant.
S’agissant des Frissons de l’angoisse, je me rappelle de cette petite gamine qui ressemble aux enfants du Village des damnés, ou encore du dessin caché derrière le papier peint. Le personnage de David Hemmings a vu quelque chose dans un miroir, et n’arrive pas à reconstituer ses souvenirs. Car comme souvent dans les films de Dario Argento, il y a une sorte de mémoire troublée, dont les clés passent par des peintures. Plus généralement, ses oeuvres contiennent des foules de références, qu’il est amusant de repérer dans les détails. Il vient en effet d’un milieu très intello, et Asia Argento m’avait d’ailleurs parlé de sa grand-mère, qui était photographe. J’ai regardé son travail, et la mère de Dario était vraiment une artiste de tout premier ordre. Elle a pris des clichés de cirque, de spectacles, et à côté de cela, elle a fait des photos ressemblant à du Weegee ou du Doisneau dans ce que cela a de meilleur.
Avant de connaître Asia, j’avais rencontré Dario Argento alors que j’étais sur le point de terminer Irréversible, et il m’avait donné des conseils sur le montage des premières scènes. Cependant, à aucun moment je n’ai eu l’impression d’être en train de le copier. Sauf peut-être pour son utilisation de la musique : il met de petites comptines sur les séquences ultra violentes, et de la même manière, j’ai fait revenir un air de Bach dans Enter the Void. Il y a aussi une petite citation dans Love, quand les gens baisent sur une musique des Goblin. Enfin, au moment où je préparais Irréversible, je m’étais fait une compilation des meilleurs plans-séquences, avec bien sûr Soy Cuba et le début de La Soif du mal, mais aussi un long travelling de Ténèbres. Pour autant, je pense qu’il en va d’Argento comme de Godard : c’est surtout leur joie de faire des films qui est communicative, le résultat étant toujours foisonnant, transgressif, et impeccablement emballé. »





OPÉRA PAR BERTRAND MANDICO
Voilà un film bourré de contradictions. Mais c’est justement ce qui passionne l’auteur du foisonnant Les Garçons sauvages et du récent court-métrage Ultra pulpe qui vient d’être présenté à Cannes.
J’aime beaucoup le rapport personnel d’Argento à l’opéra. Dans son autobiographie, il dit que son goût de la peur trouve son origine dans une représentation à laquelle il a assisté quand il était enfant – Macbeth, justement – et dont une scène l’avait traumatisé. Plus tard, il a eu envie de mettre en scène un opéra, et comme il semblerait qu’on ne l’a pas laissé faire, il a tourné ce film où il prend le genre à bras le corps. C’est d’ailleurs assez marrant d’essayer de deviner à quoi pourrait ressembler le spectacle qu’on aperçoit à l’écran, cette mise en scène de Macbeth avec des nazis et des corbeaux. De plus, cela donne des cohabitations musicales vachement intéressantes : les vrais opéras alternent avec le score ambient des frères Eno, sans compter, quand le tueur a ses pulsions, un morceau de hard rock qui arrive comme un crachat au visage du bon goût !
De fait, le film est débarrassé de tous les effets qui sont appréciés aujourd’hui chez Argento, comme le choix des couleurs outrancières. Ici, on est dans une lumière plus verdâtre, plus 80, ce qui n’empêche pas la dimension onirique d’être toujours très, très forte. Je pense par exemple au moment où l’héroïne jette un coussin par la fenêtre – cela donne un plan très beau où les plumes se répandent dans la rue. Il y a de nombreuses choses apparemment incohérentes que j’aime beaucoup, dans Opéra. J’ai notamment été très marqué par la scène où la costumière donne du fil à retordre au tueur : elle n’a pas vraiment peur de lui, se foutant même un peu de sa gueule, même si elle finit par se faire avoir. C’est comme s’il y avait quelque chose de cassé par rapport au giallo, où les victimes sont normalement en état de peur extrême, de transe.
Ce qui m’a le plus frappé en revoyant le film, c’est ainsi l’absence du deuil. À chaque fois qu’un de ses proches se fait tuer, l’héroïne pleure juste un peu, et à la fin, elle ne pleure plus du tout. Je sais qu’Argento a eu des conflits avec son actrice, mais cela me semble impossible que celle-ci ait décidé seule de ne pas jouer le deuil. Je pense donc que cela a été la volonté du cinéaste de ne pas amener de pathos là-dedans, même si c’est l’histoire d’une fille qui subit, rêve, est angoissée… et qui est aussi un peu maso, car il y a un rapport très SM dans Opéra. C’est en effet le moment où Argento travaille des figures féminines érotisées, comme dans Phenomena. Mais ici, c’est encore plus troublant et ambigu, car il fait porter à son héroïne des tenues pas possibles, du style jogging – vraiment le truc le moins sexy du monde. Et en même temps, petit détail un peu pervers de sa part, la fille ne porte pas de sous-vêtements, si bien qu’on voit sa poitrine se balancer sous son pull quand elle court.
L’autre point commun avec Phenomena, c’est ce curieux rapport à la Suisse. Quelle idée de tourner là-bas, alors que l’Italie est tellement photogénique ! La Suisse ne semble pas être un lieu approprié au fantastique, avec sa dimension un peu aseptisée, bucolique. Mais lors du final d’Opéra, cela m’ouvre des portes assez troubles et troublantes, quand les personnages se mettent &agrav [...]

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