A GHOST STORY de David Lowery

A Ghost Story

Oubliez tout ce que vous croyez savoir sur les histoires de fantômes. Avec une volonté insolente de stylisation (un simple drap jeté sur la tête d’un figurant !) mais aussi une ambition aux résonances incalculables, ce film inouï vous en raconte une qui ne ressemble à aucune autre.
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A Ghost Story : une histoire de fantôme, donc ? De fait, le film commence classiquement sur des amants qui surprennent d’étranges bruits dans la bicoque où ils habitent. Mais certains détails nous mettent déjà la puce à l’oreille. D’une part, la relation du couple est dépeinte avec une délicatesse et une plausibilité à peine croyables. Et d’autre part, dans une bande-son saturée de rumeurs lointaines et étouffées, on croit entendre le sifflet d’un antique train à vapeur, comme si le bruit venait en fait du passé. Quant au bizarre reflet de lumière que les personnages aperçoivent sur un mur, il raccorde mystérieusement avec un ciel rempli d’étoiles, dont chacun sait qu’elles sont mortes depuis belle lurette quand leur éclat nous parvient. Bref, nous voilà partis dans un singulier voyage, oscillant entre le microscopique et le macroscopique, entre l’intimisme le plus ténu et l’infini de l’espace et du temps.




ERRANCE IMMOBILE
Au niveau de la narration, cela tient à un basculement de perspective pour le moins gonflé, A Ghost Story pouvant aussi bien se traduire par : « L’histoire d’UN fantôme ». Nous sommes en effet devant un des rares exemples (le seul ?) de film entièrement axé sur le point de vue d’un spectre. L’idée de génie est de lui avoir donné la représentation la plus simple et archétypale qui soit : un acteur recouvert d’un drap blanc percé de deux trous pour les yeux, et basta. Il est ainsi cette silhouette muette se tenant dans un coin de l’écran, pour observer impuissant les gens qui continuent de vivre sans lui, sans le voir. Or, cela trace dans chaque cadrage une terrible fracture, redoublant la souffrance et la solitude : l’ectoplasme ne peut pas participer au deuil de son ex-compagne, pas plus qu’il ne peut faire le deuil de sa propre mort. Ne croyez donc pas ceux qui vous diront que A Ghost Story se résume à une accumulation de jolis plans, comme des vignettes Instagram animées. Malgré son format 1.37 vintage aux coins arrondis, sa musique parfois envahissante et ses ponctuations pas toujours bienvenues (la neige tombant derrière la fenêtre pour signifier le passage des saisons – bon, OK), le film est bien davantage qu’un exercice poseur et arty.
D’abord, cette politique de plans presque toujours fixes engendre des cadres qui, grâce à leur durée, se gorgent peu à peu d’émotion. Voyez par exemple celui où le personnage de Rooney Mara trouve un exutoire à sa douleur dans les troubles alimentaires : il est pratiquement insoutenable. Et surtout, l’art du découpage ici mis en oeuvre donne une idée de ce que pourrait être la perception du temps par un fantôme. Ainsi, un même plan peut condenser les actions de plusieurs journées. Et à l’inverse, on se rend parfois compte que tel raccord nous a en réalité fait avancer de plusieurs semaines, plusieurs années, voire beaucoup plus. Le résultat est comme un temps suspendu, lui-même enchâssé dans un temps cosmique où le revenant drapé est condamné à une errance immobile pour l’éternité, ou même plusieurs éternités.


LES TROIS MONDES
Car les choses prennent encore une nouvelle dimension lors d’une scène de fête arrosée, où l’un des convives se lance soudain dans un long discours replaçant la flamme créatrice de chaque individu dans une Histoire globale de l’Humanité et de l’univers. À partir de là, A Ghost Story nous fait vraiment dresser les cheveux sur la tête, car ce qui frappe le plus dans ce film à l’atmosphère flottante, c’est en fait son extrême rapidité. Il n’hésite pas à traverser les époques et les mondes à pas de géant, à tel point qu’il finit par coller ensemble, ou plutôt, par brouiller définitivement les limites séparant divers thèmes fantastiques : réalités alternatives, civilisations post-apocalyptiques, au-delà, temps cyclique, ou encore éternel retour des amours qui perdurent après la mort, tant qu’un des amoureux se souvient toujours de l’autre… De là, surgissent des idées totalement inédites et iconoclastes. Par exemple, on connaissait la tradition voulant que nous devenions des fantômes après notre décès. Mais le film suggère qu’il y a en fait un autre fantôme, un « spectre au carré » qui, au contraire, précède notre existence et nous attend depuis le fond des âges.
Mais le plus fort est que ces notions quasi philosophiques sont maniées avec une stupéfiante économie de moyens (voir l’effet tout bête qui symbolise l’« évanouissement » des spectres couverts d’un drap) et une inspiration constante qui forcent l’attention et l’admiration (alors qu’il peut se passer des dizaines de minutes sans aucun dialogue), aboutissant à un chef-d’oeuvre qui ne ressemble à rien de connu. Du moins, à pas grand-chose : on peut éventuellement penser au Alain Resnais de Je t’aime, je t’aime, ou encore à un certain projet que le grand Jacques Tourneur n’a jamais été en mesure de réaliser. En 1966, l’auteur de La Féline déclarait : « Je suis absolument sûr qu’il existe deux ou trois mondes parallèles qui sont là et qui ont des vibrations différentes. Le passé est là et le futur est là. Ce que vous allez faire l’année prochaine, c’est déjà là, mais sur une longueur d’onde différente. (…) J’aimerais donc faire un film d’horreu [...]

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